Je voudrais réagir à une erreur assez commune lors de comparaisons du genre des noms entre langues romanes. On ne peut comparer que ce qui est comparable.
Il est courant de lire que certains noms ont des genres grammaticaux opposés dans différentes langues romanes, bien qu’ils désignent la même réalité. C’est le cas du mot « nuage », masculin en français (un nuage), et de son équivalent espagnol nube, féminin (una nube). À première vue, cette différence semble illustrer une certaine arbitrarité du genre grammatical. Pourtant, une analyse étymologique révèle une toute autre réalité.
Deux mots pour une origine commune : nūbēs
L'espagnol nube f. (nuage) et le français nue f. sont des formes sœurs, toutes deux issues de la langue mère latine nūbēs, nūbis, féminin, signifiant « nuage » ou « nuée ».
En espagnol, nube est attesté dès le XIIIᵉ siècle. C’est un emprunt direct au latin nūbēs dont il conserve à la fois le sens (nuage) et le genre féminin.
En français, le mot nue apparaît dans les textes au début du XIIᵉ siècle avec la même origine latine : nūbēs. Lui aussi conserve le genre féminin du latin. Ce mot est aujourd’hui vieilli, mais subsiste dans des expressions comme tomber des nues ou porter aux nues.
Le français et l’espagnol ont emprunté le même mot féminin latin : nube et nue sont soeurs.
Quand le français masculinise le ciel : l’apparition de nuage
Le contraste de genre apparent aujourd’hui ne vient pas d’un désaccord entre les langues, mais d’un développement ultérieur propre au français.
Dès la fin du XIIᵉ siècle, le français crée, à partir de "nue", un dérivé féminin : nuée (suffixe -ée f.), signifiant « amas de nuages » ou « gros nuage ».
Au XVIᵉ siècle, émerge nuage, un nouveau dérivé à partir de nue, mais avec le suffixe masculin –age (comme dans village, feuillage, paysage, laitage).
Le masculin du "nuage" français résulte d’un changement morphologique interne au français.
Conclusion : une opposition apparente, une origine commune
L’exemple souvent repris du « nuage » français et de la nube espagnole ne démontre pas le caractère aléatoire du genre grammatical. Il illustre au contraire une parenté étroite et des mécanismes internes à chaque langue :
Espagnol : nube ← nūbēs (féminin conservé)
Français : nue ← nūbēs (féminin conservé, mot vieilli) → nuage (dérivé masculinisé)
Plutôt que de refléter une variation capricieuse du genre, ce cas révèle la stabilité des héritages étymologiques et la régularité des processus de dérivation. Le genre grammatical n’est pas arbitraire : il est construit, transmis, ou reconfiguré selon les formes, les suffixes et l’histoire lexicale des mots.
Latin nūbēs (f.)
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├──► Espagnol : nube (f.) — XIIIe
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└──► Français : nue (f.) — XIIe
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├──► nuée (f.) — XIIe (vieilli)
└──► nuage (m.) — XVIe (courant)
Français :
NUE f. D'un lat. pop. *nuba, altération du lat. class. nubes «nuage; essaim; obscurité, voile (fig.)» NUEE f. Dér. de nue*; suff. -ée, v. -é. NUAGE m. XVIe Dér. de nue* auquel il s'est substitué; suff. -age (suff. masculin)